Assis sur le banc à regarder le ciel bleu, Dimitri sent ma présence derrière lui.
« Quand est-ce qu’il va pleuvoir grand-père ? »
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Je repense alors à la soixantaine d’années écoulées depuis la dernière pluie. C’était un jour de canicule, ils avaient même annoncé une trentaine de degré en Suisse. L’orage éclata en soirée, arrosant une dernière fois les champs de blé et de maïs, les vignobles, les potagers et les forêts. Une pluie intense. Tous les jours, j’aime à me rappeler ce moment. Je suis sur mon vélo et aucun abri en vue pour me protéger. Dans ce cas-là, il n’y a pas beaucoup de choix. Il faut mettre son imperméable et continuer. Les premières gouttes tombent sur le porte-carte et sur la veste. Les gouttes sont ensuite de plus en plus grosses et commencent à perler sur mon visage. Petit à petit, je me rends compte que l’imperméable ne l’est pas tant que ça. Mes avant-bras prennent l’humidité, un mélange de sueur et d’eau de pluie. Ils sont trempés. La pluie est alors au plus fort et les perles qui coulaient sur mon visage se sont transformées en un torrent continu. Je ne vois plus grand-chose. L’eau coule directement dans ma bouche. Ça me rafraîchit.
Dimitri n’a pas connu la pluie. Il n’a jamais pu goûter à l’eau de source. Elle n’a d’ailleurs pour lui jamais existé que dans les livres scolaires. Il ne connaît que l’eau issue des centrales de dessalement et son goût si… prononcé.
Pourtant, l’eau désalinisée ne devait servir qu’à l’agriculture. C’est ce qu’ils nous avaient dit au début, lorsque les politiques acceptèrent après plus d’une année sans pluie les conclusions des scientifiques du GIEC. Ceux-ci prévoyaient qu’il ne pleuvrait plus pour les prochaines années à venir. C’est lorsqu’ils l’ont annoncé dans les journaux que j’ai ressenti pour la première fois le besoin de me souvenir de ma dernière pluie. Ce fut le début d’une époque charnière très instable. Des prédicateurs annoncèrent la fin du monde, organisant des suicides collectifs. Mais de l’autre côté, les scientifiques et les ingénieurs inventèrent de nouveaux procédés. Tout d’abord, ils s’attaquèrent à l’agriculture en réduisant drastiquement sa consommation en eau grâce au développement des réseaux d’irrigation, mais surtout grâce à la chimie moléculaire. Ce n’était pas vraiment « bon » les premières années. Comparés aux produits bios d’avant, les produits dérivés de la « moléculture » étaient infects, mais c’étaient ce qu’il fallait manger si on voulait « sauver le Monde » à notre échelle. Tant que nous étions en vie, c’était ce qui nous permettrait de gagner un peu de temps dans l’espoir qu’il repleuve un jour. L’agriculture traditionnelle continua d’exister encore quelques années mais les fruits et légumes qui en étaient issus étaient simplement impayables pour la majorité d’entre nous. De toute façon, ce n’était plus très bien vu car celui qui en mangeait ne participait pas à l’effort collectif. Elle a ensuite été interdite. J’ai lu que quelques champs illégaux essayèrent de faire du trafic de fruits et légumes mais sans trop de réussite, car l’eau douce s’épuisant progressivement, ils ne purent tenir plus de trois ans.
La première fois que je me suis lavé au Karch’Air, je suis sorti de la douche avec de la peau en moins ! Une turbine qui accélère l’air. Les premiers modèles étaient très violents. Mais je savais qu’il fallait s’adapter car les douches à l’eau désalinisée étaient trop chères et je me doutais qu’elles seraient vite retirées du commerce. Le Karch’Air connut ensuite une croissance énorme. Nous voyions cette invention comme celle qui allait remplacer l’eau dans tous nos usages. Et de fait, même le transport était en mutation, je me rappelle avoir serré la main de Véronique un peu trop fort lors du premier voyage dans un de ces tubes, ceux-là même qui surchargent actuellement notre ciel.
A côté de ces avancées technologiques, il y eut aussi beaucoup de drames humanitaires. Des populations entières de migrants climatiques sont mortes assoiffées. Les responsables politiques nous le cachèrent pendant vingt ans grâce à l’élaboration d’un système de contrôle « citoyen » et par le cadenassement de la presse. Mais durant cette période, ce n’est pas loin de septante-cinq pourcent de la population mondiale qui périt dans d’atroces souffrances, bloquée aux frontières occidentales.
Entre temps, l’eau douce s’était complètement épuisée. Plus un seul lac n’était alimenté. Les rivières étaient aussi sèches que notre espoir de voir la pluie tomber. Les océans devinrent notre seule ressource en eau. C’est alors qu’arrivèrent les quotas. Bien sûr, les premiers à en souffrir furent les animaux. Les hauts responsables nous organisèrent des fêtes avec barbecues géants. De grandes tueries. Il était désormais hors de question que les animaux nous volent notre eau. Après tout, grâce à la moléculture, nous ne mourrions pas de faim disaient-ils. Ironiquement.
La pluie ne venait toujours pas et après les plantes, après les animaux, ils commencèrent à structurer notre descendance en fonction de notre indice social. Véronique et moi avons de la chance. Nous avons pu avoir un enfant, Paul, qui a lui aussi eu un enfant, Dimitri, qui selon les statistiques de l’indice social ne pourra sans doute pas être père. Encore faudra-t-il espérer qu’il puisse vivre et atteindre l’âge de procréation active. Car les quotas ne font que diminuer.
Je m’assois à côté de Dimitri et me mets également à scruter le ciel. De mes yeux coule une première larme, puis une seconde, de ce si précieux liquide. Je deviens trop vieux et n’aurai bientôt plus accès à l’eau. Mon indice social se rapproche de zéro. Je devrai alors partir, comme ils disent.
« Demain. Demain nous reviendrons pour voir si le ciel sera moins bleu. »